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Technical artists 1 – Des explorateurs éclaireurs

Technical artists 1 – Des explorateurs éclaireurs

L’avenir est-il aux profils hybrides, doués en même temps de talent créatif et de compétence en développement logiciel ? Au contraire, expertise singulière et spécialisation des fonctions resteront-elles au cœur des méthodes de production ?
Nous consacrons une série d’articles aux différentes facettes de ce débat en croisant les points de vue de Voyelle Acker, cofondatrice et productrice (Small Creative), Sébastien Beck, producteur associé (Hyperfiction), et Olivier Reix, cofondateur et producteur digital (Ultranoir)
On les appelle creative technologists – en français créatifs technologues – technical artists ou technical directors, optons ici pour le raccourci TechArts. Ils ou elles partagent une appétence artistique forte, le goût du cinéma, de la bande dessinée, de l’animation, du jeu vidéo, et des habiletés créatives qu’ils expriment à travers leur capacité à coder. Pourtant, beaucoup de questions se posent quant à leur place dans les équipes de production et leur avenir au sein des métiers. Mais d’abord, où les rencontre-t-on et comment les caractériser ?

Faire dialoguer l’art et la technologie​

C’est là où de nouvelles expressions et de nouvelles façons de faire s’inventent que les TechArts semblent s’épanouir le mieux. La réalité virtuelle s’y prête tout particulièrement, selon Voyelle Acker : “La VR est en train d’inventer une grammaire et une façon de travailler différentes, avec des process plus agiles qui répondent à des financements plus contraints. Ce qui va être déterminant dans ces métiers du futur se préfigure aujourd’hui, on a donc besoin de gens polyvalents, capables de composer avec des demandes, des usages et des technologies qui évoluent très vite.”
Dans ce contexte, les TechArts sont la pierre angulaire qui fait dialoguer l’art et la technologie : “Toute notre équipe côté artistique a fait du code, et tous nos développeurs ont cette appétence artistique”, ajoute-t-elle.

Une double compétence rare

Sébastien Beck partage la même vision et souligne le besoin “de technical directors capables de comprendre les contraintes du pipeline de développement et de celui d’intégration, d’en déduire la façon de fabriquer, et d’orienter dès l’amont la création artistique de manière adaptée.” Mais aussi cruciale soit-elle, cette double compétence reste une denrée rare, et peu de candidat·es répondent à ce profil.

Un autre secteur met en avant la place des TechArts : celui des agences de communication. Ultranoir a la particularité de développer à titre expérimental des projets créatifs et techniques innovants pour en dériver ensuite de nouveaux outils de communication.

Olivier Reix souligne d’abord qu’en “18 ans d’expérience, [il] n’a croisé que peu de profils capables de programmer des choses complexes avec en parallèle une sensibilité, un œil et une culture artistique forte.” Mais il en apprécie l’intérêt : “En ne segmentant pas les compétences on va plus vite, il n’y a pas de déperdition d’informations entre technicien et créatif.” Le mouvement du No Code et l’intensité d’innovation actuelle jouent aussi en faveur de ces talents, en abaissant la barrière technique et en donnant beaucoup de valeur aux compétences de celles et ceux qui sont capables d’avancer seuls et d’ouvrir des voies créatives.

Pierres angulaires ou simples pierres à l’édifice ?

Nous retenons deux enseignements de ces échanges. D’abord, ces profils hybrides ne peuvent être comparés à aucun autre. Ils créent d’une main et codent de l’autre, et l’une influence l’autre de telle façon qu’au bout du compte ils fonctionnent hors de tout modèle. Et c’est pourquoi ils sont à l’aise en phase d’expérimentation. Leur façon de faire les incline à se risquer, à essayer, et les dispose à inventer. Elle les rend également capables de transmettre et de communiquer fluidement avec d’autres métiers, ce sont des courroies d’entraînement. Des profils précieux…

En contrepartie, on les considère rares et on les regarde en général comme des exceptions ou des talents particuliers, plutôt que comme les produits d’une démarche, d’une trajectoire d’expérience et donc d’une éducation.

D’où les questions auxquelles nous tâcherons de répondre dans deux prochains articles :

  • D’abord, leur intérêt se limite-t-il à un rôle d’éclaireurs dans les moments pionniers, ou bien est-il appelé à se généraliser y compris au sein de pipelines éprouvés et structurés ?
  • Et surtout, cette rareté est-elle intrinsèque et liée à de particulières combinaisons de talents, ou bien de tels profils peuvent-ils être activement formés ?
IA générative 3 – De profonds changements pour l’emploi

IA générative 3 – De profonds changements pour l’emploi

Pour conclure cette analyse des impacts de l’IA générative sur les industries de l’image animée, les professionnels que nous avons interrogés se projettent sur les conséquences pour l’emploi. Les nouvelles qualifications et métiers qui deviennent nécessaires suffiront-ils à compenser ceux que l’IA va remplacer ?

Nous remercions pour leurs apports sur ces thèmes : Joëlle Caroline, fondatrice et productrice (Godo Films) Baptiste Heynemann, délégué général (CST), Pierre Cattan, fondateur, producteur et scénariste (Small Bang), Morgan Bouchet, head of global web 3/XR/metaverse (Orange France)

Comme dans d’autres cas avant elle, la révolution des emplois provoquée par l’IA devrait s’opérer d’abord progressivement, puis se généraliser brusquement. Si nous nous trouvons pour l’instant dans la phase progressive, et s’il est difficile de prédire quand se produira la bascule, il est probable qu’elle se situe avant la fin de la décennie. Alors pour mieux s’y préparer, voici les tendances sur lesquelles les professionnels s’accordent.

Quels métiers sont menacés ?​

Deux catégories sont principalement concernées : d’une part celles pour lesquelles la technologie a d’ores et déjà franchi, ou est en passe d’atteindre son seuil de maturité d’usage, et d’autre part toutes celles où la répétition des tâches l’emporte sur l’adaptation, c’est-à-dire les cas généraux sur les cas particuliers.

La première de ces catégories concerne par exemple le traitement de la voix ou la reconnaissance d’images. Dans ces domaines, la technologie a été portée depuis longtemps par une recherche intensive à la demande de secteurs comme l’e-commerce, la téléphonie, l’industrie photographique, la médecine, etc. Longtemps sous le seuil de qualité exigé par les productions artistiques, elle frappe aujourd’hui à la porte. “Les comédiens qui font de la voix off sont remplacés par des voix artificielles, ça s’entend encore un peu mais dans certains cas presque plus” admet Joëlle Caroline. Même constat chez Baptiste Heynemann : “Les métiers du doublage sont très en danger. Le sous-titrage, c’est déjà fini, sauf pour la production haut de gamme pour l’instant.”
La seconde catégorie est plus disparate, il reste parfois des verrous à lever, mais les promesses de l’IA n’en sont pas moins proches de devenir réalité. “Les tâches routinières et répétitives sont des schémas ; tout ce qui répond à un schéma va être dévolu à une machine” analyse Pierre Cattan.

La notion de schéma est intéressante car elle propose un critère discriminant et objectif. Le montage, par exemple, est un métier artistique, un métier de talent, qui répond toutefois à des codes et des grammaires éprouvées sur des dizaines de milliers d’œuvres depuis l’origine du cinéma : des schémas. L’IA y trouvera nécessairement sa place, et avec efficacité, prédit Baptiste Heynemann : “Un montage en image réelle prend aujourd’hui à peu près deux fois le temps du tournage. Demain, un monteur avec des outils d’IA, d’indexation et de transmission par la voix des instructions de montage le fera probablement dans des délais beaucoup plus courts.”

Une nouvelle littératie ?

Dans ce contexte qui peut paraître pessimiste pour certaines catégories d’emplois, Sébastien Beck et Pierre Cattan se rejoignent pour voir dans les compétences attachées à l’IA une nouvelle littératie qui dessinera la ligne de partage entre les professionnels du futur.

Le premier redoute que fossé s’élargisse “entre les personnes qui auront des compétences élevées dans leur pratique avec l’IA, et celles n’auront pas de valeur ajoutée par rapport à elle. Le talent intermédiaire ne sera plus vraiment reconnu car l’IA occupera cet espace.” Le second avance en écho une proposition radicale : “On doit faire émerger dès à présent de nouveaux techniciens qui auront un regard de DA. Il n’y aura plus d’autre métier, au fond, que directeur ou directrice artistique.”

Ce qu’il faut retenir, c’est que les métiers de l’image devront dans beaucoup de cas se déterminer par rapport à l’IA, soit qu’ils atteignent un niveau d’expertise qui permette de travailler sur elle, soit qu’ils incluent des savoir-faire permettant de travailler avec elle tout en s’étendant au-delà d’elle, dans des sphères de compétence et de talent auxquelles elle ne puisse prétendre.

Travailler avec l’IA

Le défi n’est pas mince mais il vaut d’être relevé, car il en va de la qualité des emplois occupés par les jeunes professionnels qui se forment aujourd’hui, et de la pérennité de leur valeur. “Ils vont devenir des superviseurs, des contrôleurs, renchérit Joëlle Caroline. Le plus important, c’est de former des esprits vifs, avec une sûreté de jugement et une forte capacité à prendre des initiatives. La culture générale va devenir un élément important pour développer une pertinence, l’aptitude à évaluer et à décider en autonomie.
Le nombre de postes risque de se réduire en même temps que certains métiers gagneront en responsabilité ainsi qu’en influence artistique sur le résultat final. Baptiste Heynemann cerne par exemple seulement trois postes clés pour le futur du montage assisté par l’IA : “un réalisateur ou une réalisatrice, un monteur ou une monteuse qui se sera formé·e à la nouvelle génération d’outils, et un·e assistant·e pour opérer l’indexation et organiser le workflow.” Le même type d’évolution pourrait affecter différentes étapes de la production.

Travailler sur ou pour l’IA

En contrepartie, l’IA va réclamer de nouveaux métiers spécifiques pour être intégrée, adaptée et maintenue. La capacité à prompter va ouvrir à une nouvelle génération une porte d’entrée dans les entreprises, mais à plus long terme, le besoin d’ingénierie spécifique s’installera durablement : “Le spectre est large au-delà du prompting”, explique Morgan Bouchet, “il va falloir s’appuyer sur les API des moteurs d’IA afin de les spécialiser et de les intégrer dans des workflows précis.”
Baptiste Heynemann le rejoint : “Comment les studios vont-ils s’approprier l’IA ? On devrait voir apparaître des super-utilisateurs d’IA à double compétence technique et artistique, capables de prompter efficacement à la demande d’un réalisateur ou d’un chef décorateur. En amont, les équipes de R&D utiliseront les technologies disponibles pour packager des “briques de workflow” sous forme de scripts ou prompts intermédiaires, et en aval, les super-utilisateurs ou les personnels artistiques viendront interroger ces ressources.”

Comment former ?

Dans un domaine aussi pionnier, c’est une question passionnante. Nous pensons d’abord qu’il faut partir des cas réels exprimés par les entreprises, d’où l’importance pour nous de ces conversations auxquelles nous invitons chaque professionnel·le intéressé·e à se joindre. Et nous croyons aussi que l’expertise s’invente à tous les bouts de la chaîne, y compris à l’initiative des générations qui arrivent et s’emparent sans réserve des outils.

Une telle transition à l’échelle d’une industrie entière ne peut se réussir que collectivement et créativement. C’est l’idée que reflètent nos méthodes pédagogiques et que nous développerons dans un prochain article.

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IA générative 2 – Que restera-t-il des artistes et de la propriété intellectuelle ?

IA générative 2 – Que restera-t-il des artistes et de la propriété intellectuelle ?

Dans ce deuxième volet de notre analyse des défis imposés par l’IA générative aux industries de l’image animée, nous nous intéressons à ses impacts sur la création artistique et la propriété intellectuelle.

Nous remercions pour leurs apports sur ces thèmes : Sébastien Beck, producteur associé (Hyperfiction), Benoît Maujean, directeur de l’équipe recherche (Technicolor Creative Studio), Joëlle Caroline, fondatrice et productrice (Godo Films)

Lors de la table ronde “L’intelligence artificielle va-t-elle remplacer ou assister les cinéastes ?”, lors de Paris Images 2024, Alexandre Astier déclarait : “Un artiste, c’est quelqu’un qui signe ses défauts.” Que deviennent alors les artistes sous intelligence artificielle ? Que devient la création sous intelligence artificielle ? Restera-t-il aux artistes quelque chose à signer ?

Commander, coopérer… ou consentir à laisser faire

“Qui de l’IA ou de l’humain aura le final cut ? Ira-t-on vers plus de satisfaction parce qu’on produira des choses qu’on aurait été incapable de faire seul, ou plus de frustration parce qu’à bout d’effort de prompting on n’aura pas réussi à obtenir ce qu’on voulait ?” se demande Sébastien Beck. La question est au cœur de l’adoptabilité de l’IA par les industries de l’image.

Benoît Maujean a expérimenté en production les limites du recours à l’IA et son constat est clair : “Le plafond de verre, c’est qu’on n’a pas un contrôle total sur le résultat. Pour l’instant on jette les dés, on regarde et on essaie de modifier mais on ne maîtrise pas tous les paramètres comme dans un pipeline de création classique. Pour cette raison, on aura toujours besoin de gens qualifiés artistiquement.”

Ce que leurs inquiétudes mettent en question est l’interface même proposée par l’IA : le langage.
Ce mode de commande attractif facilite évidemment la prise en main et paraît ne réclamer aucun apprentissage, mais il masque en réalité le manque significatif de contrôle qu’il impose à l’utilisateur.
Avec le prompting, on quitte l’univers de l’outil, prolongement de la main et de l’œil, pour entrer dans l’espace flou de la communication (comment s’exprimer à destination d’une IA ? comment se faire précisément comprendre ?).
Mais cette communication consiste aussi en une délégation auprès d’une entité autonome (qu’est-elle vraiment capable de faire ? comment interprètera-t-elle ma demande à travers ses biais et ses filtres ?)
On peut légitimement se demander si c’est là un moyen efficace et durable de créer artistiquement et de produire industriellement, deux fonctions qui supposent l’une comme l’autre une réelle exigence de contrôle. Cette question conditionne en tout cas les compétences et les workflows à venir.

Pour une IA sous contrôle

Le niveau de maîtrise de l’IA par les artistes, et donc la précision de son pilotage par l’œil et l’imagination humaines, déterminera le rôle qu’elle tiendra dans les processus de création. Plus les éditeurs de solutions investiront dans la finesse de contrôle, plus les IA s’apparenteront à des outils qui continueront de mettre en valeur l’inspiration et la dextérité des artistes. Dans le cas contraire, elles mettront les créateurs humains à distance de leur œuvre en interposant leur “vision”, en tout cas leur prisme, et “s’approprieront l’expression créative qui s’en trouvera uniformisée, entraînant vraisemblablement avec elle un nivellement de nos regards et des goûts esthétiques”, alerte Sébastien Beck.

Il appartient aux artistes, en particulier celles et ceux qui se forment aujourd’hui, et à l’industrie tout entière de s’emparer de cet enjeu et de développer l’exigence et les savoir-faire nécessaires à défendre leur place dans la création. Et dès le stade de la formation, “il faut conduire les étudiants à prendre en main l’IA comme un outil, et non comme un recours capable de se substituer à leur propre savoir-faire”, comme le souligne Joëlle Caroline.

Propriété intellectuelle et compétences requises pour se protéger

L’autre face du débat sur la création concerne la propriété intellectuelle, et témoigne de la difficulté pour le droit de coller désormais au rythme et aux effets induits par l’innovation. Nous l’abordons ici sous l’angle des compétences à développer au sein des équipes de production, car l’acculturation et la vigilance de chaque collaborateur deviennent cruciales pour assurer la sécurité juridique des processus de création.

Pour Joëlle Caroline, “la question centrale avec l’IA, c’est la paternité de l’œuvre”, et dans l’attente de jurisprudences précises il faut avant tout préserver le critère fondamental de protection qui réside dans son caractère original, “reflétant la personnalité de son auteur”, donc défini et arbitré en dernier ressort par un humain. Il en découle que les processus de fabrication doivent être documentés à chaque étape pour en établir la preuve. A défaut, un risque pèse sur les droits d’auteurs de tout contenu produit avec le concours d’une IA.

Et celui-ci n’est pas unique. On sait que beaucoup de contenus nécessaires à l’entraînement des modèles d’IA ont été et sont encore collectés sans garantie claire quant au respect de la propriété intellectuelle des sources. Des procédures juridiques sont en cours à travers le monde à l’initiative des ayants droit, dont les conclusions détermineront l’avenir. Mais pour les créateurs d’œuvres originales utilisant ces technologies en aval, il s’agit d’une double alerte : d’abord quant au risque de voir leur propre création parasitée lorsqu’ils la confient en modèle à un algorithme pour apprentissage spécifique, ensuite quant au danger d’utiliser eux-mêmes des images sources non autorisées.

Culture et responsabilités partagées

Est-on libre d’injecter n’importe quel moodboard collationné sur Internet dans une IA ? Ce n’est pas une question simplement juridique mais aussi d’organisation et de responsabilité partagée par tous les contributeurs artistiques au sein de la chaîne de production. Ça impose de nouveaux usages et réclame de nouvelles compétences. “La vertu cardinale à enseigner est la traçabilité”, insiste à ce propos Benoît Maujean. “Le traçage des outils et des données qui servent à générer des images va devenir fondamental, tout comme l’authentification des contenus générés en sortie. Il faut inclure désormais la gestion de la propriété intellectuelle dans le panel des compétences et des méthodes de production.”

La technologie n’est pas neutre, elle conditionne la complexité croissante des processus de production, l’éclatement des responsabilités et la multiplication des points de décisions tout au long de la chaîne. Les futurs opérateurs doivent y être préparés, et leur profils de compétences aménagés pour y faire face. Ce sera l’objet de notre prochain article.

IA générative : plus qu’une innovation, les prémisses d’une mutation

IA générative : plus qu’une innovation, les prémisses d’une mutation

Nous consacrons une analyse en trois parties aux défis imposés par l’IA générative aux industries de l’image animée :

  1. D’abord prendre la mesure du phénomène : s’y préparer par l’humain et pas seulement par la technique,
  2. Puis ses impacts sur la création artistique et la propriété intellectuelle,
  3. Enfin ses conséquences pour l’emploi, les métiers et les nouveaux profils de compétences que l’IA pourrait faire apparaître.
Nous remercions pour leurs apports sur ces thèmes : Sébastien Beck, producteur associé (Hyperfiction), Benoît Maujean, directeur de l’équipe recherche (Technicolor Group), Morgan Bouchet, head of global web 3/XR/metaverse (Orange Innovation) Baptiste Heynemann, délégué général (CST), Julien Villedieu, conseil en stratégie et financement pour le jeu vidéo (Level Link Partners)
Le premier constat qui s’impose, à l’écoute des professionnels de l’image animée lorsqu’ils abordent l’IA générative, est un mélange de conscience claire quant à l’ampleur du phénomène, et d’incertitude quant à ses effets, la manière de les appréhender et concrètement de s’y préparer : “On est face à un moment un peu abyssal, se projeter à 5 ans est tout bonnement impossible, mais en tout cas vertigineux”, résume Sébastien Beck.

Une portée systémique

En cause, le fait que l’IA bouleverse tous les repères en même temps comme le décrit Benoît Maujean : « La création avec des outils logiciels s’est progressivement installée depuis longtemps, mais en ce moment l’évolution est plus rapide que tout ce qu’on a jamais connu. Il est difficile de se projeter car trop de paramètres technologiques, créatifs ou encore légaux évoluent simultanément. »
Sa portée systémique rappelle la bascule numérique du début des années 2000. De la même façon, “tout ce qu’on a appris va être balayé en termes d’interfaces, d’interaction et de production, donc on doit faire du scénario planning », confirme Morgan Bouchet. Mais si le changement qui se profile est clairement une préoccupation, « peu de gens ont vraiment expérimenté pour l’instant, tempère Baptiste Heynemann, ce sont plutôt des individus défricheurs qui s’emparent des outils et qui commencent à réfléchir. »

Se risquer à des projections… raisonnables

De combien de temps dispose-t-on pour se préparer, et dans quelles directions expérimenter ?

Les IA génératives impressionnent par des résultats qui ne cessent de s’améliorer. Mais il s’agit souvent de prouesses réalisées “in vitro”, alors qu’une condition de leur déploiement effectif sera leur adaptation aux nécessités internes des pipelines de production, ce qu’illustre Benoît Maujean pour le cas des effets visuels : “La grande limitation de l’IA générative est qu’elle n’est pas 3D, du moins pour le moment. Les modèles sous-jacents ne permettent pas de constituer un univers en positionnant précisément des assets dans l’espace et dans le temps. Cette limite va imposer dhybrider encore un temps les outils de l’IA générative avec l’approche traditionnelle, qui permet de positionner les éléments narratifs dans ununivers 3D qui varie dans le temps.”

Le point de bascule interviendra lorsque ces technologies auront achevé leur mutation vers des outils aux standards professionnels, et une partie de cette adaptation sera peut-être réalisée au sein des studios eux-mêmes. C’est l’évolution qu’il faut surveiller si l’on veut se projeter raisonnablement dans l’avenir.

Pour aujourd’hui, les compétences clés sont probablement celles qui permettent d’adapter les technologies aux usages et de les mettre au service de la création.

Travailler l’accueil du changement par les équipes

Avec de nouveaux paradigmes de travail aux contours encore flous, l’IA générative est porteuse de remises en question pour les professionnels en activité. “Ce sont vraiment des sujets de croissance, note Julien Villedieu, mais du côté des artistes, notamment créateurs d’images, on observe aussi un vrai stress. Face aux opportunités qui se profilent, beaucoup d’incompréhensions s’expriment, voire parfois des levées de boucliers qui font suite à celles qu’on a connues avec les NFT auparavant.

Sa réflexion souligne les limites d’une approche purement technique de l’innovation et rappelle l’importance du facteur humain. La capacité à se projeter collectivement dans une montée en compétence qui soit aussi une montée en confiance – et peut-être même en conscience –, est un facteur vital pour franchir des paliers de changement comme ceux que présagent les IA. Pour les entreprises, l’enjeu premier est donc humain avant d’être technologique : la maîtrise du changement conditionne son succès.

Et comme il touche ici entre autres à la place des artistes, donc au cœur de la création (et pas seulement celle “de valeur”), il réclame anticipation : l’IA oui… mais pour quoi faire ?

Gain de productivité ou de créativité ?

C’est Benoît Maujean qui pose l’alternative : l’IA peut améliorer la productivité, en automatisant des processus manuels pour atteindre plus vite certains résultats intermédiaires ou finaux ; mais elle peut aussi augmenter la palette créative grâce à de nouveaux processus d’exploration et de création.

Le constat qui domine pour l’instant malgré tout, aux yeux de Julien Villedieu, est que “l’innovation en production vise surtout à gagner de l’efficacité ou du temps, c’est pourquoi les perspectives de l’IA suscitent de la méfiance”. Que les gains de productivité ne se fassent au détriment de l’emploi, du savoir-faire et de l’intérêt du travail humain peut sembler une crainte légitime contre laquelle il faut se prémunir

L’IA ne favorisera pas les entreprises qui la joueront contre l’humain

On entend beaucoup la promesse d’une IA qui libérera les professionnels des tâches répétitives au profit de la création. C’est possible et souhaitable mais ça ne se fera pas par miracle, ça n’arrivera pas mécaniquement. Ça ne se produira que si l’IA devient pour les entreprises un outil maîtrisé de façon commune à tous les niveaux de leurs équipes, et clairement cadré quant à ses finalités.

C’est pourquoi, à la Plateforme, nous travaillons à développer des cursus avancés qui rendent cette clairvoyance et ce contrôle possibles, au bénéfice des entreprises qui désirent embrasser ce changement au plus tôt.

Dans un prochain post, nous aborderons deux enjeux qui en découlent : maîtriser la création et maîtriser la propriété intellectuelle.

Métiers de l’image animée : convergence des filières et des compétences

Métiers de l’image animée : convergence des filières et des compétences

Depuis quelques mois nous sommes entrés en conversation avec les professionnel·les des filières de l’image animée autour d’une question initiale qui n’a cessé de se ramifier : quelles compétences et talents feront le succès des entreprises dans les années qui viennent ?
Ces échanges font partie du travail de fond que nous menons pour construire nos parcours de formation dans le cadre de la Grande Fabrique de l’Image dont nous sommes lauréats. Mais leur intérêt justifie un partage plus large, que nous commençons ici et poursuivrons régulièrement pour que la conversation s’élargisse.

Les professionnels cités dans cet article sont :Sébastien Beck, producteur associé (Hyperfiction),  Joëlle Caroline, fondatrice et productrice (Godo Films), Julien Villedieu, conseil en stratégie et financement pour le jeu vidéo (Level Link Partners), Baptiste Heynemann, délégué général (CST), Stéphane Natkin, enseignant, fondateur de l’ENJMIN.

Les filières du cinéma et de l’image animée dessinent un paysage composite, chacune ancrée dans son histoire, sa culture, ses techniques, ses figures, ses œuvres culte, sa sociologie, ses écoles.

Pour un œil extérieur, elles peuvent paraître former un seul et grand secteur, mais leurs spécificités sont marquées et semblent se raviver à chaque bouleversement majeur, que ce soit l’irruption du numérique ou celles de l’interactivité, des réseaux et plus récemment des plateformes de streaming. La formation des talents reste donc en grande partie spécialisée et “en silos”, dans le but de répondre aux besoins spécifiques de l’animation, du jeu vidéo, des effets spéciaux pour le cinéma et les séries, ou des réalités virtuelle et augmentée.

Cependant, une nouvelle occasion de convergence se fait jour, qui tient désormais moins à l’économie – via la déclinaison des licences sur différents supports – qu’aux technologies de production elles-mêmes. En effet, les moteurs temps réel venus du jeu vidéo trouvent désormais leur application dans tous les secteurs, rendant du même coup certaines compétences transversales. L’IA générative est appelée elle aussi à bousculer les savoir-faire et à propager ses méthodes, nivelant au passage quantité de processus créatifs.

Une fusion des compétences techniques entraînera-t-elle une mobilité des talents entre les filières, et avec elle la concrétisation d’une convergence longtemps promise ?

Convergence des outils mais pas toujours des savoir-faire

“Si les outils sont les mêmes, la façon de les utiliser reste encore différente”

Sébastien Beck

Producteur et créateur de VR, Sébastien Beck pose tout de suite une limite : les filières partagent certes de plus en plus d’outils, que ce soit pour modéliser (Blender), texturer (Substance), ou pour intégrer les assets, animer et opérer le rendu (Unity semble être la solution la plus courante), mais si les outils sont les mêmes, la façon de les utiliser reste encore différente.

Par exemple, développer pour un casque de VR autonome qui embarque le même processeur qu’un smartphone n’a rien à voir avec le même travail pour consoles. “Générer deux images différentes à 70 frames par seconde pour la stéréoscopie s’apparente plutôt au jeu vidéo des années 90, quand les cartes graphiques n’étaient pas celles d’aujourd’hui. Ça réclame des savoir-faire que certains studios de jeu ont pu oublier, mais que ceux de VR réactivent.”

La mise en œuvre des mêmes outils peut donc s’avérer très différente d’une filière à l’autre, et ce à chaque étape du workflow. La culture de production prime encore sur la pure maîtrise de l’outil, ce qui tendrait à entretenir une spécificité sectorielle.

Des promesses pour l’animation temps réel

Côté animation, les premiers exemples de séries confiées à des studios de jeu vidéo permettent de jauger la qualité du rendu temps réel pour un débouché audiovisuel. “Sans rivaliser avec le précalculé, ce nouvel équilibre entre qualité et productivité commence à justifier sa place dans certains types d’exploitation”, estime Joëlle Caroline. En revanche, les expertises qu’il requiert en ingénierie informatique ne sont pas encore maîtrisées par les purs studios d’animation.
Il est donc tentant de se projeter vers des collaborations plus étroites entre les deux filières, le partage de compétences communes et une convergence de fait.

“Les outils temps réel, la génération procédurale et l’IA générative créent une circulation entre l’univers des contenus linéaires et celui du jeu vidéo. Pour les professionnels de demain, créatifs ou informatiques voire de gestion de projet, des débouchés devraient s’ouvrir indifféremment dans ces deux univers assez proches.”

Julien Villedieu

La convergence sur un plateau grâce à la production virtuelle ?

Les moteurs temps réel, en particulier Unreal, sont également à l’origine d’une des évolutions du tournage ces dernières années : la production virtuelle et ses écrans LED géants sur lesquels des décors réalistes animés viennent remplacer les fonds verts. De nouveaux métiers naissent ainsi au croisement de la prise de vue réelle, de l’animation 3D, et des moteurs temps réel pour la fusion directe de ces différentes sources sur des plateaux en même temps physiques et virtuels.

La maturité de ces techniques n’est toutefois pas encore atteinte, témoigne Baptiste Heynemann, “et une séparation des compétences reste en général de mise entre les studios de VFX qui réalisent les fonds – ou plates – à intégrer sur les murs LED, et les prestataires de plateaux virtuels.” Mais dans un contexte marqué par la nécessité de produire plus vite, sans perte de qualité et à moindre coût énergétique, on peut penser que ces nouveaux savoir-faire transversaux sont aussi une compétence d’avenir.

Se préparer, c’est agir maintenant

Les moteurs temps réel, en particulier Unreal, sont également à l’origine d’une des évolutions du tournage ces dernières années : la production virtuelle Avant d’approfondir ces sujets dans la suite de cette série d’articles, retenons la conclusion de Stéphane Natkin : « Les processus de production passent de systèmes linéaires à des processus itératifs issus de l’informatique, et ces transformations vont se généraliser et se complexifier”. Si les moteurs temps réel ou l’IA en sont le déclencheur, “la mutation qu’ils induisent sur la relation à la production et aux objets est encore plus profonde.”

Cela signifie qu’on ne peut plus penser les compétences en s’en tenant à l’état de l’art, c’est-à-dire à ce qui existe aujourd’hui. Il faut penser et agir en vue de ce qui advient. Les forces de transformation technologiques actuellement à l’œuvre concernent les outils eux-mêmes, ce qui leur confère une capacité d’impact majeure qu’il faut anticiper dès maintenant.