
Défis technologiques et responsabilité des entreprises
La responsabilité des entreprises devant les enjeux sociétaux et environnementaux impacte les besoins en compétences, l’évolution des cultures internes et des modes d’organisation. Ces questions remontent en bonne place dans les préoccupations exprimées par les dirigeant·es des filières de l’image animée.
Nous remercions pour leurs contributions : Julien Villedieu, conseil en stratégie et financement pour le jeu vidéo (Level Link Partners), Pierre Cattan, fondateur, producteur et scénariste (Small Bang), Voyelle Acker, cofondatrice et productrice (Small Creative), Sébastien Beck, producteur associé (Hyperfiction), Antoine Villette, directeur, (Microids Studio Paris), et Michel Reilhac, auteur transmédia, Head of Studies for the Venice Biennale College
Créer de l’image numérique aujourd’hui ne va pas sans questionnements de nature universelle comme l’inclusion, la qualité de vie au travail ou la solidarité transgénérationnelle. Mais d’autres sont plus spécifiques à un secteur dont les productions évoluent de pair avec la course au hardware, contribuent aux besoins en bande passante et en stockage, et surtout, participent à l’émergence d’une société numérique dont les effets apparaissent chaque jour moins maîtrisés. La façon dont les professionnel·les abordent ces sujets réclame d’être prise en compte dès le stade de la formation.
Vivre en société(s)
Ce n’est pas un simple glissement de générations qui s’opère en ce moment dans le monde du travail, c’est un changement de référentiel. L’industrie du jeu vidéo y est particulièrement sensible. Les problématiques d’engagement responsable, d’égalité de genre, de diversité, de mixité à la fois sociale ou d’origine sont devenues très prégnantes. Ces priorités nouvellement affirmées changent les rapports au sein des équipes de production où différentes générations coexistent avec différents systèmes de valeurs.
Les entreprises doivent repenser les formes de travail, les modes de management, le partage des valeurs essentielles. Cela nécessite une capacité d’adaptation qui traverse toutes les couches des organisations, et notamment des salariés ouverts, eux aussi volontaires et enclins à poursuivre ce type de mouvement. “Parfois on peut avoir l’impression que le business et les sujets liés à la production sont devenus accessoires par rapport aux questions de bien-être au travail et de relations entre les collaborateurs et les collaboratrices.” C’est un élément important de la sociologie actuelle des entreprises aux yeux de Julien Villedieu.
Cela invite à penser aussi le temps de formation comme un moment qui contribue à la construction d’une éthique personnelle et d’un rapport équilibré aux autres. Les qualités d’écoute, de prise de recul et d’expression assertive sont tout particulièrement concernées.
Produire en responsabilité
Pierre Cattan pose une équation qui ne se résoudra sans doute pas sans penser en dehors du cadre : “Avec la crise climatique, il va falloir apprendre à faire mieux avec moins, à faire pour beaucoup avec les ressources avec lesquelles on fait aujourd’hui pour peu.”
La feuille de route est à long terme, mais de manière immédiate et concrète elle invite à une éthique de production fondée en priorité sur l’optimisation.
Le secteur de la réalité virtuelle semble l’avoir embrassée dès l’origine, d’abord en investissant le segment du Location-Based Entertainment (expériences immersives sur sites), qui offre l’accès aux casques en même temps qu’aux contenus et permet de toucher un large public avec une forte économie côté hardware. Mais aussi, pour les studios les plus en pointe, en renonçant très tôt au streaming et à ses équipements puissants et coûteux pour privilégier des créations adaptées aux capacités des casques autonomes. C’est une contrainte importante, mais comme l’image sans concession Voyelle Acker : “Les jeunes doivent être formés à concevoir des choses stables, adaptées au public, et pas des usines à gaz qui vont tuer la planète.”
La quête d’écoresponsabilité pour ces studios commence par une recherche d’équilibre entre la qualité d’expérience et son coût d’une part financier mais avant tout écologique. Un tel arbitrage entre une création débridée mais énergivore et une approche exigeante, économe en ressources sans compromis artistique, ne peut se faire sans compétences adaptées. Des compétences qui vaudront à long terme elles aussi, à en croire Sébastien Beck, “car il y a relation directe entre économie de processeur et autonomie de la batterie, on n’est donc pas dans la loi de Moore et cette contrainte va perdurer.”
La responsabilité reste avant tout affaire d’orientation créative et de savoir-faire humain.
Longue traîne technologique
La fameuse loi de Moore est en revanche l’un des moteurs économiques du jeu vidéo. La nature même des jeux qui font la vitrine du marché est d’exploiter au maximum les capacités des dernières générations de consoles ou de cartes graphiques, avec ce que cela suppose de consommation énergétique et de priorité donnée au renouvellement constant des parcs de machines. Quelle place pour une production plus responsable dans ce contexte ?
Si la partie la plus visible de l’iceberg est faite de ces machines haut de gamme, son immense partie immergée se compose de plateformes plus anciennes ou légères, naturellement moins performantes mais qui n’en constituent pas moins un marché profond, une sorte de longue traîne technologique.
Deux raisons plaident donc pour maintenir parmi les développeurs une culture de l’optimisation et une capacité à tirer parti de dispositifs de moindre puissance. La première, pour Antoine Villette, est d’ouvrir ou rouvrir des marchés délaissés et potentiellement vastes pour les créations d’aujourd’hui, à travers la systématisation des portages : “Il y a 150 millions de Switch dans le monde, 180 millions de PS4, mais la plupart des titres sortent uniquement pour PS5, PC ou Xbox Series X, parce qu’on tourne le dos à l’histoire du marché.”
La seconde, et peut-être la plus importante à nos yeux, est de défendre une alternative au schéma classiquement admis qui mise sur le « toujours plus » comme vecteur de croissance, avec pour conséquence l’obsolescence accélérée de machines parfaitement fonctionnelles mais artificiellement dévaluées par l’usage. “Il y a quelques années on devait tout optimiser pour entrer dans des contraintes étroites, sinon on n’existait tout simplement pas. Aujourd’hui les capacités d’affichage et de calcul sont énormes donc on peut se lâcher sur tout. Mais cette course en avant génère un déchet énorme”, conclut Antoine Villette.
Valoriser les bases installées en promouvant la durée de vie active et utile des machines est un besoin critique. Il repose là encore, en pratique, sur un profond savoir-faire.
Remettre le corps au cœur de l’expérience numérique
La société numérique atteint un niveau d’universalité où la question de l’acceptation sociale des contenus et comportements qu’elle engendre devient prépondérante. C’est le cœur du travail actuel de Michel Reilhac, pour qui “les réseaux sociaux sont presque exclusivement sollicités aujourd’hui pour satisfaire notre besoin de socialisation, mais ne peuvent y répondre parce qu’ils sont désincarnés.” La question se pose à ses yeux de la responsabilité des créateurs de faire que les technologies immersives ou l’intelligence artificielle soient des moyens d’augmenter l’expérience physique, de l’enrichir et de la déployer, mais pas de la remplacer.
Ce point de vue trouve écho chez beaucoup de professionnel·les et impacte certainement la façon dont les futures générations doivent être préparées à la pratique de leur métier, par la culture, l’esprit critique et la diversification des expériences.