Avant de nous projeter sur les principaux métiers qui font la création immersive, cet article propose un rapide survol du contexte et des perspectives des studios et des éditeurs de réalité virtuelle en France.

Nous avons échangé sur ces thèmes avec Chloé Jarry, ceo et productrice (Lucid Realities), Voyelle Acker, cofondatrice et productrice (Small Creative), Sébastien Beck, producteur associé (Hyperfiction), Morgan Bouchet, head of global web 3/XR/metaverse (Orange France) et Romain Dudognon, responsable sectoriel innovation (Bpifrance)

Il est intéressant d’écouter les professionnel·les de la création immersive parler de leur vision du présent et de l’avenir car la réalité virtuelle est le premier genre qui soit né alors que la création numérique était déjà largement installée, et avec elle des savoir-faire, des technologies, des formations, des codes culturels, des modèles économiques affirmés et des œuvres en grand nombre. Le jeu vidéo, l’animation, les effets visuels et l’interactivité ont creusé depuis les années 80 un sillon riche de retours d’expérience, la VR est donc en quelque sorte le premier genre 100% “digital native” et qui bénéficie de la trace des pionniers1. Pour mieux la suivre ou pour s’en détacher ?

Composer avec le réel

Soyons précis : la réalité virtuelle est le fruit d’une longue histoire technique depuis ses prémisses en laboratoire, mais il s’est écoulé moins de 15 ans depuis le prototype de l’Oculus Rift en 2010, et tout juste une décennie depuis le rachat d’Oculus par Facebook, marquant le véritable point de départ de perspectives grand public. La création immersive reste donc un secteur en devenir, tributaire des casques de réalité virtuelle dont le succès massif n’est pas encore advenu. Par contraste, il affiche une créativité intense, des recherches techniques et formelles, des niches de marchés ou d’usages chaque jour plus diversifiées et prometteuses. Les entreprises françaises qui s’y développent se caractérisent par de petites équipes découvreuses, qui croisent de multiples cultures.

Parmi les professionnel·les que nous avons rencontré·es, personne ne semble penser que les casques de VR se répandront dans tous les foyers à un horizon proche. Il est plus vraisemblable qu’un dispositif de type lunettes ou lentilles de réalité augmentée s’impose à terme, et ouvre la voie à une ère où de l’information contextuelle se superposera à presque tout ce qui nous entoure. Mais le chemin sera long et sans doute tortueux, en témoigne le récent abandon par Microsoft de son casque de réalité mixte HoloLens sur lequel ce type d’usage avait pu fonder des espoirs.

Le modèle économique des studios et des éditeurs s’inscrit donc pour l’instant dans des contraintes incontournables : le parc de casques disponible dans le monde détermine le marché potentiel. Leur ambition de produire des projets qualitatifs se concrétise par conséquent à travers une démarche d’artisanat haut de gamme et de croissance sur des niches pionnières, tout particulièrement celle des expériences in situ (location-based entertainment).

Une dynamique d’usages

En effet, si le jeu vidéo reste aujourd’hui la principale motivation d’usage, mentionnée par 43% des utilisateurs dans l’étude CNC de juin 2023, une vaste famille d’expériences est également plébiscitée : celle de la réalité virtuelle “située”, c’est-à-dire vécue de façon collective dans un lieu hors du domicile, avec les escape games (29% de citations), les expositions et musées (26%), ou les parcs d’attractions (25%).

Ce domaine est un des moteurs du secteur, qui prend la forme d’expériences avec casques ou de scénographies en volume. Il fait de la réalité virtuelle un domaine naturellement ouvert sur d’autres champs culturels comme la peinture, l’architecture, les reconstitutions historiques, la musique ou le cinéma.

Il réclame aussi l’invention de nouvelles formes de médiations au carrefour des contenus (médiation culturelle), du design d’expérience et de son accompagnement, dans le but de gérer des flux importants de personnes avec la rapidité, le confort et la sensation d’engagement nécessaires. Il est à ce titre intéressant de noter qu’au sortir de l’expérience La Palette de Van Gogh, réalisée et opérée par Lucid Realities au musée d’Orsay, le premier facteur de satisfaction exprimé par les spectateurs portait sur le personnel d’accueil, la fluidité et l’organisation.

Résistance au tout-virtuel

Ainsi le dernier-né des genres numériques fait-il tout pour rester amarré au rivage de la réalité, et pour utiliser la dimension virtuelle avec l’intention d’augmenter les rencontres vivantes et non pas pour les remplacer.
Cela se traduit d’ailleurs jusque dans sa sociologie. Le secteur attire des profils qui ont travaillé pour des marques ou dans l’industrie du jeu, et veulent se rapprocher d’un monde plus culturel par aspiration esthétique et aussi par envie de transmettre, de toucher des publics qui ne vont pas dans les musées. Se rattacher à l’univers culturel est vu comme une “réponse à la difficulté de vivre dans un monde de plus en plus numérique”, un sujet sur lequel nous ne manquerons pas de revenir.

L’importante perspective des plateformes de diffusion

Dans le même temps, le secteur entre dans un moment charnière avec l’émergence de plateformes qui vont permettre à ces expériences de se diffuser largement. Des contenus créés à l’origine pour un lieu et pour un moment spécifiques (par exemple une exposition) peuvent ensuite avoir vocation à se démultiplier. D’où la constitution de catalogues destinés dans un premier temps à toucher d’autres lieux physiques, notamment à l’étranger, et plus tard à restituer les expériences sous forme purement virtuelle au sein d’espaces dédiés qui seront accessibles en ligne.
C’est un enjeu important pour les studios et les éditeurs français, car il s’agit d’un territoire vierge où les positions de demain se jouent en ce moment. Si la France n’a pas conquis de position majeure dans le domaine des plateformes de streaming vidéo, tout reste ouvert dans la VR. Les futures plateformes sont aussi un terrain d’invention en matière de design à la fois pour la mise à disposition, la curation et l’aide au choix, et la transposition des expériences en versions hors-les-murs.

Le métavers aura-t-il finalement raison ?

Par la nature de ses expériences et par ses choix artistiques et ergonomiques, la réalité virtuelle située conquiert des publics de tous âges et de toutes conditions, sans besoin d’apprentissage et avec un fort taux de satisfaction. Cette démarche faite d’inspiration croisée entre domaines artistiques et d’expérience vivante ouverte à toutes les audiences, est un contrepoint salutaire à la promesse d’un métavers massivement virtuel et intégrateur de tous les champs de l’expérience humaine, telle que portée par les géants du numérique.

Quoi qu’il en soit, nos entretiens avec les professionnel·les français·es nous ont convaincus que les profils de compétences que sollicite le secteur de la création immersive à ce jour ont beaucoup de valeur pour la création numérique en général, et surtout une valeur durable. Ils mixent plasticité créative, sobriété technique, design orienté par l’usage ou encore création collective comme nous le verrons dans le prochain article de cette série.

1On peut citer également l’art génératif et dernièrement l’intelligence artificielle créative, mais ces domaines sont de nature différente et ne donnent pas – ou pas encore – naissance à un tissu de studios et un écosystème comme celui que nous considérons ici pour la VR.