Dans ce deuxième volet de notre analyse des défis imposés par l’IA générative aux industries de l’image animée, nous nous intéressons à ses impacts sur la création artistique et la propriété intellectuelle.
Nous remercions pour leurs apports sur ces thèmes : Sébastien Beck, producteur associé (Hyperfiction), Benoît Maujean, directeur de l’équipe recherche (Technicolor Creative Studio), Joëlle Caroline, fondatrice et productrice (Godo Films)
Lors de la table ronde “L’intelligence artificielle va-t-elle remplacer ou assister les cinéastes ?”, lors de Paris Images 2024, Alexandre Astier déclarait : “Un artiste, c’est quelqu’un qui signe ses défauts.” Que deviennent alors les artistes sous intelligence artificielle ? Que devient la création sous intelligence artificielle ? Restera-t-il aux artistes quelque chose à signer ?
Commander, coopérer… ou consentir à laisser faire
“Qui de l’IA ou de l’humain aura le final cut ? Ira-t-on vers plus de satisfaction parce qu’on produira des choses qu’on aurait été incapable de faire seul, ou plus de frustration parce qu’à bout d’effort de prompting on n’aura pas réussi à obtenir ce qu’on voulait ?” se demande Sébastien Beck. La question est au cœur de l’adoptabilité de l’IA par les industries de l’image.
Benoît Maujean a expérimenté en production les limites du recours à l’IA et son constat est clair : “Le plafond de verre, c’est qu’on n’a pas un contrôle total sur le résultat. Pour l’instant on jette les dés, on regarde et on essaie de modifier mais on ne maîtrise pas tous les paramètres comme dans un pipeline de création classique. Pour cette raison, on aura toujours besoin de gens qualifiés artistiquement.”
Ce que leurs inquiétudes mettent en question est l’interface même proposée par l’IA : le langage.
Ce mode de commande attractif facilite évidemment la prise en main et paraît ne réclamer aucun apprentissage, mais il masque en réalité le manque significatif de contrôle qu’il impose à l’utilisateur.
Avec le prompting, on quitte l’univers de l’outil, prolongement de la main et de l’œil, pour entrer dans l’espace flou de la communication (comment s’exprimer à destination d’une IA ? comment se faire précisément comprendre ?).
Mais cette communication consiste aussi en une délégation auprès d’une entité autonome (qu’est-elle vraiment capable de faire ? comment interprètera-t-elle ma demande à travers ses biais et ses filtres ?)
On peut légitimement se demander si c’est là un moyen efficace et durable de créer artistiquement et de produire industriellement, deux fonctions qui supposent l’une comme l’autre une réelle exigence de contrôle. Cette question conditionne en tout cas les compétences et les workflows à venir.
Pour une IA sous contrôle
Le niveau de maîtrise de l’IA par les artistes, et donc la précision de son pilotage par l’œil et l’imagination humaines, déterminera le rôle qu’elle tiendra dans les processus de création. Plus les éditeurs de solutions investiront dans la finesse de contrôle, plus les IA s’apparenteront à des outils qui continueront de mettre en valeur l’inspiration et la dextérité des artistes. Dans le cas contraire, elles mettront les créateurs humains à distance de leur œuvre en interposant leur “vision”, en tout cas leur prisme, et “s’approprieront l’expression créative qui s’en trouvera uniformisée, entraînant vraisemblablement avec elle un nivellement de nos regards et des goûts esthétiques”, alerte Sébastien Beck.
Il appartient aux artistes, en particulier celles et ceux qui se forment aujourd’hui, et à l’industrie tout entière de s’emparer de cet enjeu et de développer l’exigence et les savoir-faire nécessaires à défendre leur place dans la création. Et dès le stade de la formation, “il faut conduire les étudiants à prendre en main l’IA comme un outil, et non comme un recours capable de se substituer à leur propre savoir-faire”, comme le souligne Joëlle Caroline.
Propriété intellectuelle et compétences requises pour se protéger
L’autre face du débat sur la création concerne la propriété intellectuelle, et témoigne de la difficulté pour le droit de coller désormais au rythme et aux effets induits par l’innovation. Nous l’abordons ici sous l’angle des compétences à développer au sein des équipes de production, car l’acculturation et la vigilance de chaque collaborateur deviennent cruciales pour assurer la sécurité juridique des processus de création.
Pour Joëlle Caroline, “la question centrale avec l’IA, c’est la paternité de l’œuvre”, et dans l’attente de jurisprudences précises il faut avant tout préserver le critère fondamental de protection qui réside dans son caractère original, “reflétant la personnalité de son auteur”, donc défini et arbitré en dernier ressort par un humain. Il en découle que les processus de fabrication doivent être documentés à chaque étape pour en établir la preuve. A défaut, un risque pèse sur les droits d’auteurs de tout contenu produit avec le concours d’une IA.
Et celui-ci n’est pas unique. On sait que beaucoup de contenus nécessaires à l’entraînement des modèles d’IA ont été et sont encore collectés sans garantie claire quant au respect de la propriété intellectuelle des sources. Des procédures juridiques sont en cours à travers le monde à l’initiative des ayants droit, dont les conclusions détermineront l’avenir. Mais pour les créateurs d’œuvres originales utilisant ces technologies en aval, il s’agit d’une double alerte : d’abord quant au risque de voir leur propre création parasitée lorsqu’ils la confient en modèle à un algorithme pour apprentissage spécifique, ensuite quant au danger d’utiliser eux-mêmes des images sources non autorisées.
Culture et responsabilités partagées
Est-on libre d’injecter n’importe quel moodboard collationné sur Internet dans une IA ? Ce n’est pas une question simplement juridique mais aussi d’organisation et de responsabilité partagée par tous les contributeurs artistiques au sein de la chaîne de production. Ça impose de nouveaux usages et réclame de nouvelles compétences. “La vertu cardinale à enseigner est la traçabilité”, insiste à ce propos Benoît Maujean. “Le traçage des outils et des données qui servent à générer des images va devenir fondamental, tout comme l’authentification des contenus générés en sortie. Il faut inclure désormais la gestion de la propriété intellectuelle dans le panel des compétences et des méthodes de production.”
La technologie n’est pas neutre, elle conditionne la complexité croissante des processus de production, l’éclatement des responsabilités et la multiplication des points de décisions tout au long de la chaîne. Les futurs opérateurs doivent y être préparés, et leur profils de compétences aménagés pour y faire face. Ce sera l’objet de notre prochain article.