Nous consacrons une analyse en trois parties aux défis imposés par l’IA générative aux industries de l’image animée :

  1. D’abord prendre la mesure du phénomène : s’y préparer par l’humain et pas seulement par la technique,
  2. Puis ses impacts sur la création artistique et la propriété intellectuelle,
  3. Enfin ses conséquences pour l’emploi, les métiers et les nouveaux profils de compétences que l’IA pourrait faire apparaître.
Nous remercions pour leurs apports sur ces thèmes : Sébastien Beck, producteur associé (Hyperfiction), Benoît Maujean, directeur de l’équipe recherche (Technicolor Group), Morgan Bouchet, head of global web 3/XR/metaverse (Orange Innovation) Baptiste Heynemann, délégué général (CST), Julien Villedieu, conseil en stratégie et financement pour le jeu vidéo (Level Link Partners)
Le premier constat qui s’impose, à l’écoute des professionnels de l’image animée lorsqu’ils abordent l’IA générative, est un mélange de conscience claire quant à l’ampleur du phénomène, et d’incertitude quant à ses effets, la manière de les appréhender et concrètement de s’y préparer : “On est face à un moment un peu abyssal, se projeter à 5 ans est tout bonnement impossible, mais en tout cas vertigineux”, résume Sébastien Beck.

Une portée systémique

En cause, le fait que l’IA bouleverse tous les repères en même temps comme le décrit Benoît Maujean : « La création avec des outils logiciels s’est progressivement installée depuis longtemps, mais en ce moment l’évolution est plus rapide que tout ce qu’on a jamais connu. Il est difficile de se projeter car trop de paramètres technologiques, créatifs ou encore légaux évoluent simultanément. »
Sa portée systémique rappelle la bascule numérique du début des années 2000. De la même façon, “tout ce qu’on a appris va être balayé en termes d’interfaces, d’interaction et de production, donc on doit faire du scénario planning », confirme Morgan Bouchet. Mais si le changement qui se profile est clairement une préoccupation, « peu de gens ont vraiment expérimenté pour l’instant, tempère Baptiste Heynemann, ce sont plutôt des individus défricheurs qui s’emparent des outils et qui commencent à réfléchir. »

Se risquer à des projections… raisonnables

De combien de temps dispose-t-on pour se préparer, et dans quelles directions expérimenter ?

Les IA génératives impressionnent par des résultats qui ne cessent de s’améliorer. Mais il s’agit souvent de prouesses réalisées “in vitro”, alors qu’une condition de leur déploiement effectif sera leur adaptation aux nécessités internes des pipelines de production, ce qu’illustre Benoît Maujean pour le cas des effets visuels : “La grande limitation de l’IA générative est qu’elle n’est pas 3D, du moins pour le moment. Les modèles sous-jacents ne permettent pas de constituer un univers en positionnant précisément des assets dans l’espace et dans le temps. Cette limite va imposer dhybrider encore un temps les outils de l’IA générative avec l’approche traditionnelle, qui permet de positionner les éléments narratifs dans ununivers 3D qui varie dans le temps.”

Le point de bascule interviendra lorsque ces technologies auront achevé leur mutation vers des outils aux standards professionnels, et une partie de cette adaptation sera peut-être réalisée au sein des studios eux-mêmes. C’est l’évolution qu’il faut surveiller si l’on veut se projeter raisonnablement dans l’avenir.

Pour aujourd’hui, les compétences clés sont probablement celles qui permettent d’adapter les technologies aux usages et de les mettre au service de la création.

Travailler l’accueil du changement par les équipes

Avec de nouveaux paradigmes de travail aux contours encore flous, l’IA générative est porteuse de remises en question pour les professionnels en activité. “Ce sont vraiment des sujets de croissance, note Julien Villedieu, mais du côté des artistes, notamment créateurs d’images, on observe aussi un vrai stress. Face aux opportunités qui se profilent, beaucoup d’incompréhensions s’expriment, voire parfois des levées de boucliers qui font suite à celles qu’on a connues avec les NFT auparavant.

Sa réflexion souligne les limites d’une approche purement technique de l’innovation et rappelle l’importance du facteur humain. La capacité à se projeter collectivement dans une montée en compétence qui soit aussi une montée en confiance – et peut-être même en conscience –, est un facteur vital pour franchir des paliers de changement comme ceux que présagent les IA. Pour les entreprises, l’enjeu premier est donc humain avant d’être technologique : la maîtrise du changement conditionne son succès.

Et comme il touche ici entre autres à la place des artistes, donc au cœur de la création (et pas seulement celle “de valeur”), il réclame anticipation : l’IA oui… mais pour quoi faire ?

Gain de productivité ou de créativité ?

C’est Benoît Maujean qui pose l’alternative : l’IA peut améliorer la productivité, en automatisant des processus manuels pour atteindre plus vite certains résultats intermédiaires ou finaux ; mais elle peut aussi augmenter la palette créative grâce à de nouveaux processus d’exploration et de création.

Le constat qui domine pour l’instant malgré tout, aux yeux de Julien Villedieu, est que “l’innovation en production vise surtout à gagner de l’efficacité ou du temps, c’est pourquoi les perspectives de l’IA suscitent de la méfiance”. Que les gains de productivité ne se fassent au détriment de l’emploi, du savoir-faire et de l’intérêt du travail humain peut sembler une crainte légitime contre laquelle il faut se prémunir

L’IA ne favorisera pas les entreprises qui la joueront contre l’humain

On entend beaucoup la promesse d’une IA qui libérera les professionnels des tâches répétitives au profit de la création. C’est possible et souhaitable mais ça ne se fera pas par miracle, ça n’arrivera pas mécaniquement. Ça ne se produira que si l’IA devient pour les entreprises un outil maîtrisé de façon commune à tous les niveaux de leurs équipes, et clairement cadré quant à ses finalités.

C’est pourquoi, à la Plateforme, nous travaillons à développer des cursus avancés qui rendent cette clairvoyance et ce contrôle possibles, au bénéfice des entreprises qui désirent embrasser ce changement au plus tôt.

Dans un prochain post, nous aborderons deux enjeux qui en découlent : maîtriser la création et maîtriser la propriété intellectuelle.